Histoire du Limbourg Marcellin LAGARDE IX
IX REGNE DE WALERAN IV 1247-1279
La mort d'Henri IV ayant, comme on vient de le voir, suivi de quelques jours celle de l'usurpateur Henri Rapson, Waleran IV recueilli l'héritage paternel dans un moment où l'Allemagne allait devenir encore une arène ouverte à toutes les haines, à toutes les vengeances, à toutes les ambitions. Aussi l'histoire de Waleran IV se rattache-t-elle presque entièrement à celle de l'empire de cette époque.
Guillaume II, comte de Hollande, cousin de Waleran IV et neveu d'Henri II, duc de Brabant, fut jugé par le Saint-Siège digne de revêtir la pourpre impériale, quoiqu'il ne fût âgé que de vingt ans. Il fut élu le 3 octobre par un grand nombre de prélats et de princes de la basse Allemagne, au nombre desquels se trouvèrent Waleran et Adolphe de Limbourg, qui comme les autres électeurs, fournirent des troupes au nouveau monarque pour résister à Conrad et soumettre les villes dévouées à Frédéric II. Ainsi nous les voyons l'un et l'autre avec l'évêque de Liège, Henri de Gueldre, et le duc de Brabant, sous les murs de Keyserswerd, dont Guillaume fit le siège pendant le cours de l'hiver suivant. Le roi se porta ensuite, toujours accompagné de ces deux princes, devant Aix-la-Chapelle, dont la possession lui était d'autant plus précieuse que son couronnement devait y avoir lieu. La garnison et les habitants se défendirent avec tant d'énergie que tout l'été se passa en attaques infructueuses.
D'abondantes pluies étant tombées au commencement de l'automne, les assiégeants se proposèrent d'en tirer parti pour inonder la place, et ayant à cet effet, intercepté par une digue de quarante pieds de hauteur toutes les eaux qui en sortaient, ils la réduisirent à capituler le 18 octobre 1248, après une résistance de six mois. Le lendemain Guillaume y fut couronné par l'archevêque de Cologne.
Il avait, pendant le siège, échappé à un grand danger : comme il était à dîner dans sa tente avec plusieurs seigneurs, un détachement de la garnison s'avisa de faire une sortie. Il n'en fut prévenu que lorsqu'il était trop tard pour se préparer à se défendre. Déjà une nombreuse cohorte le cernait ; il allait être fait prisonnier, lorsqu'un cavalier suivi de quelques autres, arriva jusqu'à lui, mit en fuite les assaillants et fendit le crâne à un officier qui avait mis la main sur la personne du roi. Ce cavalier, c'était Adolphe de Limbourg.
Guillaume de Hollande récompensa généreusement Waleran IV et son frère de l'appui qu'ils lui avaient prêté. Adolphe en obtint la confirmation de tous les droits coutumiers et autres, dont avaient joui ses prédécesseurs au comté de Berg.
Waleran, qui lui avait fait une avance de douze cents marcs, en reçut pour gage la ville de Duisburg que ses ancêtres avaient possédée et qu'il conserva jusqu'à sa mort. Il était du reste peu de seigneurs qui ne profitassent des troubles de l'empire pour augmenter leur puissance. Frédéric et ses compétiteurs, dominés par les circonstances, abandonnèrent à leurs adhérents une grande partie des domaines de la couronne et les autorisèrent à construire des châteaux forts, qui devinrent de nouveaux centres de brigandages et de rapines.
Au milieu de ces désordres, tandis que les populations tremblantes ne savaient de quel côté tourner les regards pour implorer une protection que les lois ne leur offraient plus, et que les villes situées sur le Rhin s'unissaient pour protéger leur commerce, pour assurer la paix et la prospérité publiques, en jetant les bases de la célèbre ligue hanséatique, le duc de Limbourg s'engageait vis-à-vis des commerçants de plusieurs parties de la Belgique et des contrées rhénanes, en échange de certaines redevances, non seulement à leur procurer la libre
circulation à travers ses Etats, mais encore à leur garantir la sûreté des chemins dans les pays situés entre le Rhin et la Meuse. Pour s'expliquer cet engagement, il faut savoir que les ducs de Limbourg, depuis qu'ils avaient été gouverneurs de la basse Lotharingie, avaient conservé certaines prérogatives attachées à leur titre, entre autres celle de rendre la justice et de maintenir la paix publique dans les seigneuries comprises entre les deux fleuves que nous venons de nommer.
Frédéric II, mort en 1250, Conrad son fils, semblait plus préoccupé de conserver le royaume de Sicile, que de disputer l'empire à son compétiteur.
Waleran II était constamment resté fidèle à la fortune de Guillaume. Nous le retrouvons encore dans deux circonstances marquantes, lui prêtant son appui, au double titre de guerrier et de négociateur.
Les comtes de Hollande avaient reçu la Zélande en fief mouvant du comté de Flandre. Guillaume prétendit s'exempter de tout hommage envers la souveraine de ce comté, Marguerite qui à son tour lui fit pareil refus pour les fiefs qu'elle tenait de l'empire. Elle fut déchue de ces fiefs dans une diète tenue à Francfort, et un des fils nés de son premier mariage, Jean d'Avesnes, en reçut l'investiture à sa place. Elle revendiqua ses droits par le voie des armes. Guillaume sortit victorieux de cette lutte ; mais la comtesse n'en finit pas moins par avoir gain de cause, quoique la mort de Conrad, arrivée en mai 1254, eût en quelque sorte
légitimé le jeune empereur. Le défaut d'argent était venu arrêter Guillaume au milieu de ses succès. Il se proposa d'en obtenir d'Henri III, roi d'Angleterre, et préluda à cette demande en sollicitant pour un de ses frères la main d'un princesse anglaise. A ce sujet il envoya près d'Henri III une ambassade à la tête de laquelle fut placé le duc de Limbourg. Cette démarche n'ayant pas réussi, Guillaume laissa Marguerite en repos (1255).
Adolphe de Limbourg, pendant que son frère soutenait ainsi les intérêts de l'empereur, conspirait contre la vie de ce monarque. Adolphe et l'archevêque de Cologne avaient irrité le légat du pape en Allemagne. Ayant l'un et l'autre sollicité à diverses reprises des fiefs relevant de l'empire, et s'étant vus déboutés de leurs demandes par Guillaume, qui subissait l'influence de l'agent du Saint-Siège, ils en éprouvèrent un si vif ressentiment que, l'empereur et le légat se trouvant à Neuss vers le milieu de l'année 1254, ils cherchèrent à les faire périr en mettant le feu, pendant la nuit, à la maison où ils étaient logés. L'attentat ne leur réussit pas, mais leur haine ne tarda point à être satisfaite en partie. En janvier 1256, Guillaume échappé au feu, périssait par l'eau, enseveli sous les glaces d'un marais de la Frise.
Vers ce temps, Walleran IV fut appelé à défendre ses sujets contre un ordre religieux, célèbre dans les annales du monde. Antérieurement à son règne il s'était établi dans le Limbourg deux commanderies, l'une de chevaliers de Saint Jean de Jérusalem, l'autre de chevaliers du Temple.
Les premiers avaient obtenu de l'un de ses prédécesseurs, on ne sait lequel, une habitation dans le village de Mechelen avec la jouissance de l'église du lieu. Quant aux Templiers, ils avaient des établissements dans le comté de Daelhem, dans la commune de Baelen et dans la forêt de HertofenWald. Leur nom se retrouve aujourd'hui encore dans les traditions locales, et sur les ruines qui jonchent le sol de ces contrées.
Waleran IV avait contribué à la fondation d'un troisième ordre du même genre, celui des chevaliers Teutoniques, installés vers 1240 à Fouron-Saint-Pierre. Cette seigneurie, placée sous la dépendance immédiate de l'empire, avait alors pour châtelain le chevalier Daniel qui, étant entré dans cet ordre, lui céda tous les biens qu'il possédait au comté de Daelhem, et obtint des ducs de Limbourg et de Brabant qu'ils renonçassent à tous les droits qu'ils pouvaient avoir sur ces biens. Fouron-Saint-Pierre devint ainsi la propriété du baillage de l'ordre Teutonique, qui existait jadis dans le pays, sous la dénomination de Vieux Joncs. Ces religieux donnèrent bientôt au duc de Limbourg l'occasion de se repentir de l'octroi qu'il leur avait fait.
Les chevaliers Teutoniques avaient conquis récemment la Prusse, le Courlande, la Livonie et la Samogitie. Ils se considéraient comme les promoteurs et les soutiens du christianisme dans le nord, et en étaient devenus extrêmement orgueilleux. Ceux de Fouron-St-Pierre firent non seulement sentir les effets de leur arrogance aux habitants de cette seigneurie devenus leurs sujets, ils se permirent encore de maltraiter ceux du duché de Limbourg ; ils s'enhardirent
même jusqu'à s'emparer de biens appartenant à une corporation religieuse établie à Henri Chapelle.
Waleran IV menaça de les punir des désordres qu'ils excitaient dans ses Etats. Comme ils avaient fait un couvent du château précédemment occupé par Daniel, en en laissant toutefois subsister les fortifications, ils crurent que le duc de Limbourg hésiterait à venir les y attaquer,
et bravèrent ses menaces. Waleran se rendit à Fouron-St-Pierre avec mille hommes de troupes et s'apprêtait à forcer leur asile, lorsque voyant que sa résolution était bien arrêtée, ils se présentèrent devant lui dépouillés de leurs armes et tenant chacun un crucifix à la main. Ils promirent sous serment d'exécuter ce que Waleran leur prescrivit. Mais comme le duc allait se retirer, un trait parti de leurs rangs, faillit percer sa cuirasse. Waleran se saisit du coupable
et le fit mettre à mort dans la cour même de la commanderie. Ses compagnons, qu'il regardait comme ses complices, furent obligés de lui payer un tribut en argent et il leur fut interdit pendant six mois de se montrer armés à l'extérieur. L'archevêque de Cologne approuva la conduite du duc de Limbourg à l'égard de ces soldats anachorètes, généralement vus de mauvais œil par l'autorité ecclésiastique.
Après la mort de Guillaume de Hollande, une année s'écoula avant que le trône impérial fut occupé. Les vassaux ne demandaient pas mieux que de prolonger un interrègne favorable à leur omnipotence. Aussi cette période fut-elle marquée par des actes d'atrocité tels que l'histoire en a peu de semblables à enregistrer.
Le haut clergé comprit tous les dangers que courraient les biens de l'Eglise si cette anarchie venait à se prolonger. « on fit, dit un historien moderne, une espèce de compromis par lequel on convint d'élire un étranger, et le choix dirigé par l'archevêque de Cologne, tomba sur Richard, duc de Cornouailles, frère du roi d'Angleterre. Il ne s'agissait plus pour cette élection d'une assemblée générale du peuple, ni même de celle de tous les vassaux ecclésiastiques ou laïques. On vit paraître pour la première fois les sept électeurs, dont le droit ne fut contesté ni par la nation privée d'organe, ni par les autres princes qui paraissent avoir attaché peu d'importance à cette prérogative. Sous les rois francs ou carolingiens, certaines fonctions auprès du souverain étaient attribuées à différents vassaux et étaient devenues héréditaires avec les fiefs. Les titulaires prétendirent dès lors qu'à eux seuls appartenait le droit d'élire les empereurs. C'étaient les trois archevêques de Cologne, de Mayence et de Trèves, comme chanceliers des royaumes d'Allemagne, d'Italie et de Bourgogne ; le comte Palatin du Rhin, comme écuyer tranchant ; le roi de Bohême, comme échanson ; le duc de Saxe comme maréchal, et le margrave de Brandebourg, comme chancelier de l'empire.
Richard distribua 7000 marcs entre ces électeurs, et fut proclamé roi de l'Allemagne le 13 janvier 1257. L'archevêque de Trèves n'étant pas satisfait de sa part, élut de son côté Alphonse, roi de Castille. Personne ne pensait au petit-fils de Frédéric II, Conradin, d'abord parce qu'il était d'une famille proscrite par le Saint Siège et ensuite parce qu'on ne voulait pas d'un prince dont on s'était partagé les dépouilles ».
Aussitôt que l'élection fut terminée, une députation fut envoyée auprès de Richard pour l'en informer et l'engager à se faire sacrer. A la tête de cette députation se trouvaient l'archevêque de Cologne, et un duc dont l'histoire ne dit pas le nom, mais qui fut certainement Waleran IV. Ses voyages en Angleterre, où il avait dû faire connaissance avec le duc de Cornouailles, le désignaient naturellement pour cette mission, et d'autant plus que des cinq seigneurs de la basse Allemagne revêtus du titre de ducs, trois s'étaient prononcés pour Alphonse de Castille. Waleran IV assista ensuite au couronnement de Richard, qui eut lieu le 17 mai suivant dans la ville d'Aix-la-Chapelle.
Adolphe de Limbourg et Conrad de Hostade, archevêque de Cologne, étaient alors les deux princes les plus turbulents de l'empire. Tantôt alliés, tantôt ennemis, leurs inimitiés comme leurs alliances mirent longtemps en combustion l'archevêché et les contrées limitrophes. Déjà peu après la mort de Frédéric II, le prince limbourgeois avait prêté son appui au prélat, contre les habitants de Cologne, soulevés à l'occasion d'empiètements faits sur leurs privilèges. Conrad avait fait investir la ville pour leur couper les vivres ; mais Thierry, sire de Fauquemont, fils de Waleran Ier, de concert avec son frère Winand, avait réussi à les délivrer. Les Coloniens, enflés de succès, passent le Rhin et vont porter le pillage et l'incendie dans les domaines d'Adolphe de Limbourg au comté de Berg. Cet état de choses s'aggrava au point que les deux partis sentirent le besoin de nommer des arbitres qui en avril 1252, parvinrent à les mettre d'accord.
Dans la seconde moitié de l'année 1254, Adolphe vint encore au secours de l'archevêque dans la guerre que celui-ci eut à soutenir contre une ligue formée dans le dessein d'abattre son orgueil, et à la tête de laquelle s'était mis Simon de la Lippe, évêque de Paderborn. Le 14 août, un combat extrêmement meurtrier eut lieu près de Dortmund. Grâce à la valeur et à l'habileté du prince limbourgeois et du comte de la Marck, l'armée de Conrad, dont ils avaient le commandement, remporta une victoire complète, à la suite de laquelle Simon de la Lippe, fait prisonnier, resta deux ans captif. A la fin de la même année, Adolphe tourna ses armes contre celui à qui elles avaient été jusque là d'un si grand secours. Adolphe qui avait
épousé la sœur de Conrad, avait vu avec dépit que le dernier comte de Hostade eût fait donation de cette seigneurie à l'église de Cologne. Il en avait été de même de Waleran de Juliers, marié aussi à une proche parente du prélat. Ces deux seigneurs se réunirent pour attaquer l'archevêque et se précipitèrent sur ses possessions avec une telle fureur que les églises et les monastères même furent saccagés, les religieux obligés de prendre la fuite, et le service divin suspendu dans la plupart des lieux où se portèrent leurs pas.
Dans l'arrangement intervenu le 18 décembre, nous voyons les biens que les comtes de Hostade avaient tenus en fief des ducs de Limbourg, adjugés à Waleran de Juliers ; quant à Adolphe, nous ne savons quels avantages matériels il retira de cette guerre qui lui valut d'être censuré par le pape Alexandre IV.
Les dissensions qui déjà avaient existé entre l'archevêque et les habitants de Cologne se reproduisirent dans le courant de l'année même où Richard fut élu empereur. La rébellion des Coloniens avait pris cette fois un caractère si grave que Conrad se vit forcé de réclamer l'assistance de Waleran et d'Adolphe de Limbourg, ainsi que celle du comte de Juliers, leur neveu. Ces puissants renfortslui permirent de dompter ses sujets et de leur rendre plus lourds que jamais le poids du joug qu'ils avaient voulu secouer. Ce fut sans doute par suite de ces mesures réactionnaires, que les habitants de Cologne cherchèrent, quatre ans plus tard, à mettre Waleran IV dans leurs intérêts, en lui accordant le droit de bourgeoisie pour lui et ses héritiers. L'influence de certaines villes avait alors tellement grandi que les seigneurs les plus puissants considéraient comme une faveur d'être inscrits au nombre de leurs citoyens. Il en était même qui abandonnaient leurs châteaux pour aller s'établir dans ces villes. Le droit dont nous parlons, fut conféré à Waleran, à condition qu'il protègerait les habitants de Cologne à l'égal de ses propres sujets, qu'il défendrait leurs privilèges, coutumes et libertés envers et contre tous, et qu'en cas de guerre, il leur fournirait neuf chevaliers et quinze écuyers bien armés. Par contre, les Coloniens s'engageaient à lui payer cents marcs d'argent annuellement, à lui garantir ainsi qu'à ses sujets, toute sûreté à Cologne, et à l'assister également contre ses ennemis, quels qu'ils fussent, en lui fournissant vingt cinq patriciens bien armés (11 juin 1264).
Le but que s'étaient proposé les Coloniens, en faisant ces conventions, ne fut pas atteint. Le prélat, à l'autorité duquel ils avaient voulu opposer une digue, mourut le 18 septembre de la même année et fut cinq jours après, remplacé précisément par un prince de la maison de Limbourg.
Waleran Ier, sire de Fauquemont, avait laissé quatre fils ; Thierry, son successeur ; Waleran, héritier de la seigneurie de Poilvache ; Winand, seigneur de Montjoie ; et Engelbert, archidiacre de Liège, puis prévôt de la cathédrale de Cologne. C'est ce dernier qui fut appelé à occuper le siège archiépiscopal après la mort de Conrad de Hostade, son parent. A peine fut-il élu, qu'il se montra d'une hauteur qui ne démentait pas son origine, et son avènement fut signalé par des mesures qui firent prévoir à ses sujets qu'ils auraient à renouveler sous lui les luttes qu'ils avaient soutenues contre son prédécesseur. Bientôt une première levée de boucliers de leur part força le nouvel archevêque à réclamer l'intervention des princes de sa famille, Waleran IV, malgré l'engagement qu'il avait pris de défendre les habitants, vint au contraire réprimer leur rébellion, accompagné du sire de Fauquemont et du jeune comte de Berg, son neveu.
Cette pacification, fruit de la contrainte, ne pouvait être durable. Descirconstances plus graves allaient rappeler le duc à Cologne. Les bourgeois s'étaient aperçus que Thierry de Fauquemont introduisait presque journellement dans leur ville, de petits pelotons de soldats qui déjà formaient un noyau assez considérable. Souvent ils l'avaient soupçonné d'exciter son frère à molester ses sujets, pour qu'il en résultât des troubles dont il pût faire son profit.
Ils résolurent d'aller au devant du danger. Ils choisirent le moment où l'archevêque tenait sa cour de justice, pour se saisir de lui et de son frère. Cet acte de violence fit une telle impression dans la basse Allemagne, que trente huit évêques, princes et seigneurs, et à leur tête le duc de Limbourg, accoururent à Cologne pour travailler à la délivrance des prisonniers, qui toutefois ne recouvrèrent la liberté que vingt jours après, et sous certaines conditions dont plusieurs amis du prélat, le duc de Limbourg entre autres, se rendirent garants.
Aussitôt que le pape Urbain IV eut appris tous ces faits, il excommunia les Coloniens et déclara Engelbert et ses cautions dégagés de promesses qu'ils n'avaient pas faites en pleine liberté. La discorde, un instant assoupie se réveilla bientôt. Engelbert, Waleran IV et Adolphe de Berg, entreprirent de faire le siège à Cologne. Ils avaient compté sur un succès facile. Des partisans qu'ils avaient dans la place, après avoir mis le feu à une tour pour y attirer les bourgeois, devaient au moment du trouble, ouvrir les portes à l'archevêque et à ses alliés ; mais, comme tout restait parfaitement calme, ceux-ci comprirent que leurs émissaires n'avaient pu réussir et ils se retirèrent. Des arbitres ayant ensuite été nommés parvinrent, en 1265, à rétablir la paix entre le peuple et Engelbert.
Les Coloniens n'en demeurèrent pas plus tranquilles ; le duc de Limbourg, on ne sait plus à quel sujet, les attaqua aussitôt qu'ils furent libres du côté de leur archevêque, et que ce n'est qu'après s'être réciproquement harcelés pendant 10 années de suite, qu'ils entrèrent en arrangement le 27 mars 1267, et renouvelèrent leur alliance conclue six ans auparavant , alors que Waleran IV fut inscrit au nombre des bourgeois de la cité.
Le duc avait sans doute espéré que cette fois la bonne harmonie entre Engelbert et ses sujets ne serait plus troublé, et qu'il ne se verrait plus dans l'alternative de manquer à ses engagements envers les Coloniens, ou de trahir ses devoirs de famille. Il s'était trompé. Il lui était réservé de voir de nouveaux troubles éclater entre les Coloniens et leur archevêque, et d'être pendant plusieurs années encore, un des principaux acteurs de ce drame sanglant.
Une des clauses de la paix de 1265 avait été que le magistrat aurait le pouvoir de lever certains impôts pour éteindre les dettes de la ville. Cette mesure fit des mécontents qui se rangèrent du côté de l'archevêque. Le comte de Juliers, avoué de l'église de Cologne, appelé pour rétablir la concorde, joua un rôle tout contraire. Il s'unit aux magistrats, les encouragea à mettre dans leur parti les comtes de Berg, d'Isenberg et de Mérode, en leur conférant le droit de bourgeoisie et en leur promettant une rente annuelle ; il s'assura de plus le concours de différents évêques. Engelbert de son côté s'étant allié avec le duc de Limbourg, Thierry de Fauquemont, d'autres seigneurs et encore quelques prélats, se hâta de prendre l'offensive en envahissant le duché de Juliers, où il se livra à toutes sortes d'excès. Mais le duc se met à sa poursuite, l'atteint le 14 décembre 1267, lui livre bataille, met son armée en déroute et le fait lui-même prisonnier. Les habitants de Cologne furent bien vengés de leur archevêque, par la manière humiliante et barbare dont il fut traité par le comte ; il se vit enfermé comme un oiseau de proie dans une cage de fer, suspendue aux créneaux du château de son vainqueur, qui bien que frappé pour ce fait, des foudres du Vatican, ne rendit sa victime à la liberté qu'en avril 1271, et au prix d'une immense rançon.
Le duc de Limbourg, pendant cette longue et dure captivité, n'était pas demeuré insensible à l'infortune de son cousin. Il faillit même payer cher le dévouement qu'il lui montra. L'histoire ne nous dit pas s'il attaqua le comte de Juliers pour le forcer à lâcher sa proie, mais elle nous fournit des détails intéressants sur une tentative qu'il fit pour s'emparer de Cologne, sur laquelle comptait le geôlier de l'archevêque, et dont la possession, aux mains de Waleran IV, eût peut-être rendu le comte moins inexorable à l'égard d'Engelbert.
Quelques personnes bannies de la ville par suite de leurs rapports avec l'archevêque, étaient parvenues à y fomenter une conspiration en sa faveur. Mais, comme il fallait des renforts aux conjurés de l'intérieur pour exécuter leur projet, le duc de Limbourg se chargea de leur en fournir. Une voie souterraine avait été creusée à proximité de l'une des portes et devait lui permettre de pénétrer secrètement dans la ville. Accompagné des sires de Fauquemont et de Heinsberg, il se met en route par une nuit très sombre et arrive sous les murs de Cologne, sans que rien ait trahi sa marche. Les trois princes, suivis de leurs hommes d'armes, se hasardent à entrer dans le souterrain et, l'ayant traversé sans obstacle, se croient déjà maîtres de la place.
Ils s'apprêtaient à ranger leurs troupes en bataille, lorsqu'un homme qui les avait aperçus fit tout à coup retentir le cri d'alarme. Le peuple fut debout en un instant et se mit en état de défense. La plupart des conjurés, voyant que tout était découvert, abandonnèrent le duc de Limbourg, qui livré à ses propres forces, n'en fit pas moins bonne contenance. Ce n'est qu'après avoir vu Thierry de Fauquemont tomber mort à ses côtés et plus de la moitié de ses troupes taillée en pièces, qu'il fut fait prisonnier dans un fossé où il s'était retranché, en avant du souterrain par lequel il avait pénétré dans la ville. Cet événement se passa dans la nuit du 15 octobre 1268, date du jour où l'on célèbre à Cologne la fête des saint Mores. Le bruit s'était répandu que ces guerriers martyrs s'étaient montrés sous les murs de la ville au moment où le duc de Limbourg s'avançait pour s'en emparer, et qu'un de ses alliés, le comte de Clèves, les avait vus distinctement. La découverte du complot passa donc pour un avis du ciel et les habitants résolurent d'en perpétuer le souvenir ; la porte Saint Ulric par laquelle le duc de Limbourg était venu pour les surprendre fut murée, et une croix de grande dimension élevée sur le lieu du combat. Tous les ans, le 15 octobre, des cierges brûlaient dans l'église Saint Géréon, où se voyait un tableau dans lequel ces faits étaient représentés.
Grâce à l'intervention de plusieurs seigneurs, parents ou vassaux de Waleran IV, sa captivité ne se prolongea pas au delà du 28 janvier de l'année suivante. Il résulte d'une charte portant cette date et signée entre autre, par le comte de Luxembourg, Adolphe, comte de Berg, Guillaume, comte de Juliers, Thierry de Heinsberg, Gérard de Luxembourg, sire de Durbuy, Werner de Mérode et Alexandre burgrave de Limbourg, que les juges, les échevins et le conseil de Cologne avaient mis en liberté le duc de Waleran et l'avaient confié à la garde de ces seigneurs jusqu'au deuxième dimanche de carême, ou jusqu'au terme que les citoyens trouveraient convenable de fixer ensuite. Les signataires faisaient, par contre, serment d'obliger le duc à venir se constituer prisonnier au jour prescrit, et de l'empêcher dans l'intervalle de rien faire de préjudiciable à la ville de Cologne. Ils s'engageaient de plus, envers les habitants, dans le cas où ces obligations ne seraient pas remplies, à leur payer solidairement dix mille marcs et de se livrer comme otages jusqu'à parfait payement. Ils promettaient même de ne se faire relever de leur serment ni par le pape ni par qui que ce soit, et renonçaient d'avance à recourir à aucun des moyens que pouvait leur fournir le droit civil ou canon pour se soustraire à leurs engagements.
Trahir la foi solennellement jurée, se jouer de la confiance de ses garants, étaient choses jugées moins sévèrement que de nos jours, dans un temps où la force seule faisait loi, où l'honneur consistait à ne pas broncher dans les combats en champ clos ou en plaine. Aussi le duc de Limbourg refusa-t-il de reprendre les chaînes dont il était délivré. On ignore les causes et le résultat de ce refus ; mais on sait que quelques-uns des seigneurs qui s'étaient portés caution pour lui, se montrèrent fidèles à leur parole et payèrent la somme convenue ou se constituèrent comme otages.
Ce ne fut qu'en 1273 qu'une transaction eut lieu entre la ville et Waleran IV. Le duc renonça aux cent marcs qu'il recevait annuellement, promit de ne rien entreprendre contre les habitants, et jura sur le crucifix d'observer toutes les dispositions du nouveau traité. Deux ans auparavant, Engelbert s'était réconcilié avec ses sujets. Il leur avait promis non seulement de jeter le voile de l'oubli sur la mort de Thierry de Fauquemont, son frère, mais encore de les défendre au besoin contre le fils de ce prince, et les parents des autres chevaliers qui avaient succombé dans la même affaire.
Par les détails dans lesquels nous sommes entrés sur les troubles de l'archevêque de Cologne pour montrer qu'elle part y prit Waleran IV, on a pu voir que l'élection de Richard n'avait pas rétabli l'ordre dans l'empire. Quelques princes d'ailleurs continuaient à considérer Adolphe de Castille comme le légitime empereur, quoiqu'il ne se fût jamais montré en Allemagne. Quant à Richard, il n'y avait fait que de rares apparitions. Cependant, se trouvant veuf, il résolut de s'allier à une princesse appartenant à la nation dont il était censé être le souverain. Béatrix, fille de Thierry de Fauquemont, était renommée par la pureté de l'élévation de son âme, ainsi que par les grâces de sa personne.
Richard, dans un voyage en Allemagne, au commencement de l'année 1269, avait entendu parler de cette princesse, orpheline depuis peu, et avait cherché l'occasion de la voir. L'impression qu'elle fit sur son cœur fut si vive qu'il résolut de partager la couronne impériale avec elle. Au mois de juin, les voûtes du palais de Kaiserlautern, où s'étaient réunis la plupart des grands vassaux, retentissaient au bruit des fêtes données à l'occasion du mariage de Richard de Cornouailles, empereur des Romains, avec Béatrix de Fauquemont. Les deux époux quittèrent l'Allemagne peu de temps après pour se rendre à la cour d'Angleterre, dont Béatrix devint un des plus beaux ornements. Richard ne jouit pas longtemps du bonheur qu'il avait trouvé dans cette union. Il mourut le 2 avril 1272, laissant un riche douaire à sa veuve, qui ne tarda pas à voir sa main recherchée par une foule de gentilshommes appartenant aux premières maisons d'Angleterre ; mais elle refusa leurs hommages pour rester fidèle à la mémoire du prince qui avait fait un si grand honneur à la maison de Fauquemont, et qui n'avait cessé de lui donner des preuves de l'amour le plus tendre. Elle resta cependant à Londres où elle ne fit plus que traîner une vie faible et languissante jusqu'à la mort, qui l'enleva prématurément le 17 octobre 1277. Ses cendres furent déposées auprès de celles de son époux, dans l'église des frères mineurs, à Oxford.
Après la mort de Richard, les électeurs de l'empire demeurèrent plus d'un an sans lui donner un successeur, mais enfin, pressés par le Pape Grégoire X, ils nommèrent le 29 septembre 1273, Rodolphe comte de Habsbourg et de Hesse.
Quelques-uns néanmoins, et parmi eux Engelbert, avaient projeté d'élire Ottocar, roi de Bohême. L'archevêque se rendit même auprès d'Ottocar pour lui proposer la couronne, démarche désapprouvée par la majorité des électeurs, qui ne voulaient pas d'un empereur à qui ses Etats patrimoniaux assureraient une trop grande prépondérance. Il est probable que Waleran IV accompagna Engelbert dans ce voyage, à cause des relations qu'il avait eues précédemment avec le roi de Bohème, auquel il avait prêté en 1274, le secours de ses armes contre le roi de Hongrie.
Ce fut dans la famille du même roi de Bohême, que le duc de Limbourg alla chercher une nouvelle épouse, après la mort de Judith, fille de Thierry V, comte de Clèves, arrivée à la fin de l'année 1275.
Rodolphe ayant pris les armes contre Ottocar qui refusait de le reconnaître, Waleran IV s'était de nouveau rendu en Bohême à la suite de l'empereur. La paix fut faite le 22 novembre 1277.
Le successeur d'Englebert, Siffroi de Westenbourg, qui avait également accompagné le roi, s'entremit alors en faveur du duc de Limbourg, pour lui faire obtenir la main de Cunégonde, sœur du margrave de Brandebourg et de Béatrix, fille du roi de Bohême. Par un acte du 10 janvier de l'année suivante, l'archevêque consentit, avec l'approbation de son chapitre, à ce que Waleran IV assignât pour douaire à sa femme tous les biens qu'il tenait en fief de l'église de Cologne. On ignore en quel endroit fut célébré le mariage.
Siffroi de Westenbourg, que l'on retrouva plus d'un fois jouant un grand rôle dans cette histoire, était à peine rentré dans ses Etats, que déjà il préparait à Waleran IV et à plusieurs membres de sa famille , de nombreuses occasions de signaler leur valeur.
Le nouvel archevêque était d'humeur trop guerrière pour ne pas songer à punir le comte de Juliers des maux que l'église de Cologne avait eu si longtemps à souffrir par suite de ses persécutions. Le comte, sans doute, connaissait aussi trop bien son caractère pour ne pas se préparer à en venir bientôt aux mains avec lui. Il forma un ligue défensive dans laquelle entrèrent trente-quatre seigneurs, qui avaient individuellement des raisons de craindre le courroux du prélat. Parmi eux se trouvaient Adolphe de Berg, Thierry d'Isenberg, comte de Limbourg sur la Lenne, et Waleran II de Fauquemont qui avait succédé à Thierry, son père, à l'âge de seize ans. La ville d'Aix-la-Chapelle ayant fait alliance avec Siffroi, le comte de Juliers voulut en tirer vengeance. Il pénétra dans cette place à l'aide de moyens à peu près semblables à ceux qu'avait employés dix ans auparavant Waleran IV pour entrer dans Cologne. Cette expédition se termina de manière encore plus tragique : le comte y trouva la mort avec trois de ses fils. Le sire de Fauquemont devait l'accompagner, mais craignant un sort pareil à celui de son père, il rebroussa chemin.
L'archevêque, à la nouvelle de ces événements, se précipite sur le comté de Juliers, privé de ses principaux défenseurs, en détruit le château ainsi que plusieurs autres places fortes, et abandonna le plat pays à la fureur de ses soldats. La maison de Juliers appartenait par les femmes à celle de Limbourg. Waleran IV ne put voir la conduite du prélat sans en être cruellement offensé. Il assemble aussitôt les membres de sa famille, Renaud de Gueldre, son gendre, Waleran de Fauquemont, Winand, frère de ce seigneur, Adolphe de Berg, Henri comte de Luxembourg, Gérard de Durbuy etc. et les exhorte à s'unir à lui pour infliger à Siffroi une punition proportionnée à l'injure qu'ils en ont reçue dans une des branches de leur famille. Une si puissante coalition parvint facilement à purger le comté de Juliers de la présence des gens de l'archevêque. Elle ne s'en tint pas là : elle envahit l'archevêché de Cologne et s'y conduisit de manière à faire oublier les actes de barbarie dont elle prétendait se venger. Elle alla ensuite saccager le territoire d'Aix-la-Chapelle.
Jean Ier, duc de Brabant, était le haut avoué de cette ville. Il vola à son secours avec d'autant plus d'empressement qu'il était alors en mésintelligence avec le duc de Limbourg. Quelques vassaux de Waleran avaient dévalisé des marchands brabançons, qui sur la foi des traités, passaient par le Limbourg. Jean Ier saisit ce prétexte pour détruire un château appelé Rimbourg, situé à une lieue de Rolduc, et appartenant au seigneur de Mulrepas, drossart ou sénéchal du Limbourg. Une pareille démonstration n'était pas équivoque ; c'était une manière de cartel que Waleran ne pouvait se refuser d'accepter. Les comtes de Flandre et de Luxemburg prévinrent cependant une collision qui semblait inévitable. Jean Ier avait-il l'intention d'aplanir dès lors les voies qui devaient plus tard lui permettre d'acquérir la souveraineté du Limbourg ?
Cette supposition n'est pas sans vraisemblance. Waleran IV n'avait qu'une fille, dont le droit de succession pouvait être contesté, et il était assez avancé en âge pour s'attendre à une fin prochaine. En effet, on ne le rencontre plus dans l'histoire après le 14 octobre de l'an 1279, jour où il mit fin par un traité à la guerre des princes de Limbourg et de Juliers contre l'archevêque de Cologne. Mais si l'on ne trouve plus, dès ce moment, aucune trace de l'existence de Waleran IV, rien non plus ne permet de déterminer l'époque de son décès ; et tandis que plusieurs monuments nous rappellent les églises où furent déposés les restes de ses prédécesseurs, il n'en existe pas un seul qui nous indique le lieu de sa sépulture. La fin du dernier duc de Limbourg est donc enveloppée d'un voile plus épais encore que ne l'est l'origine du premier.